Pratique Juive : Ṣérûfîm et Yihûdîm - Gabriel HAGAÏ

MS6 – Sam. 16h45 | 18h00
MD2 – Dim. 9h30 | 10h45

Gabiel HAGAÏ - TEFELIN
Gabriel HAGAÏ

La Torah enseigne que tous les êtres humains ont été créés à l’image de Dieu, selon Sa ressemblance (cf. Genèse I:26). Cette essence divine qui est la nôtre doit nous entrainer dans une unification tant verticale – vers Dieu – qu’horizontale – vers autrui. C’est là le sens du verset (Lévitique XIX:2) : « Soyez saints ! Car Moi, Je suis Saint, YHWH votre Dieu. » Et (Exode XXV:8) : « Ils Me feront un sanctuaire et Je résiderai en eux. » Notre cœur est le Temple où Il réside. Si nous ne cherchons pas la Divinité dans notre cœur, où La chercherons-nous ? Ainsi, le verset de dire (Job XIX:26) : « de ma chair, je vois Dieu. » Dieu est proche (qârôv) de nous, mais nos yeux physiques ne peuvent pas Le voir, ni nos oreilles physiques entendre Sa voix. C’est seulement lorsque nous écoutons notre Mélodie (Niggûn) divine intérieure, par la pratique d’exercices spirituels, que nous devenons capables non seulement de Le voir et de L’entendre, mais également de se fondre en Lui, accomplissant ainsi notre destinée.

Le but de toutes ces pratiques est de faire lâcher prise à notre ego, d’enlever cette idole du temple de notre cœur afin que s’y dévoile la Présence divine. Comme Dieu le dit à propos de l’orgueilleux (gass-rûa, litt. “grossier d’esprit”) : « lui et Moi ne pouvons coexister dans tout l’Univers (T.â 5a). » Cette nécessité est exprimée dans une petite supplique dite à la fin de la prière rituelle, plusieurs fois par jour : « que mon ego (nafshî, litt. “mon âme”) soit envers tous comme de la poussière. » Notre tradition mystique confrérique utilise donc à cet effet différents outils spirituels, qui sont dévoilés au disciple par le maître au fur et à mesure de son initiation, souvent sous le sceau du secret.

C’est ce qui est appelé « mourir à soi-même » – perdre une vie illusoire pour gagner une vie véritable – ainsi que nous le demande le verset (Deutéronome XXX:19) : « wuvâartâ baayyîm (tu choisiras la Vie) » – ici, “la Vie” avec un V majuscule. C’est l’enseignement de nos Sages ici (T. Berâkhôth 18a-b ; cf. Rachi sur Genèse XI:32) : « Les justes (addîqîm) même morts sont appelés vivants (ayyîm), et les impies (reshâ‘îm) même vivants sont appelés morts (thîm). » Telle est la vertu par excellence de notre Patriarche Jacob (Ya‘aqov), en allusion dans le verset (Genèse XXV:27) : « Jacob était un homme simple (tam) résidant sous les tentes. » Selon l’enseignement de ribbî Shim‘ôn ben Lâqîsh (T. Berâkhôth 63b, T. Shabbâth 83b, etc.) : « La Torah ne s’accomplit qu’en celui qui se tue (mémîth ‘a) sur elle ; comme il est écrit (Nombres XIX:14) : “Voici la Torah de l’Homme qui meurt sous la tente”. »

Chacun doit s’efforcer d’arriver à ce niveau extrême d’humilité, la vertu par excellence de Moïse (shè, paix sur lui) – cf. (Nombres XII:3) : « Or Moïse est le plus humble (‘ânâw) des hommes sur Terre. » C’est la symbolique véhiculée par le midhbâr (le désert) – lieu par excellence de retraite et de théophanie des prophètes dans la Bible –, de la racine d-b-r qui se retrouve également dans dâvâr (la parole). À l’instar de Moïse, pour recevoir la Parole divine – représentée par les dix commandements (en hébreu : les dix « paroles [dibberôth] ») – l’être humain doit se faire désert, c’est-à-dire se vider de tout ego. C’est par l’humilité que s’obtient la Torah (T.â 21b), comme le Talmud rapporte (T. Ta‘anîth 7a) : « Pourquoi les paroles de Torah (divrê-Thôrâ) sont-elles comparées à de l’eau ? – enseignement tiré du verset (Isaïe LV:1) : “Hé ! tous les assoiffés, allez vers l’eau !” – De la même manière que l’eau délaisse les hauteurs pour se rassembler en bas, ainsi les paroles de Torah ne subsistent qu’en celui qui est humble. »

Dans le cheminement du mystique, un jour enfin, les nuages se déchirent et il voit la lumière. Il atteint la réalisation tant recherchée. La véritable nature de son être se dévoile : son âme fait un/Un avec Dieu – « Je suis Dieu, » peut-il dire (comme l’a affirmé à ses dépens le célèbre soufi Mansûr al-Ḥallâj avec son « anâ-l-aqq »). Ou plutôt : « Je » est Dieu. C’est-à-dire que tout ce qui « est » en soi est Dieu ; il n’y a rien en dehors de Lui. Il n’y a d’ailleurs pas de « moi » (ânôkhî) séparé qui aurait une existence propre.

La personne réalisée est, en essence, une goutte de l’Océan du Seigneur, retournée à son Lieu (Mâqôm) d’origine et fusionnée avec cet Océan. Certes elle est Lui, mais Lui est toujours plus – car la goutte d’eau de mer n’est pas l’Océan dans Sa totalité tant qu’elle subit les limites de ce monde-ci. C’est le message du verset de Job (XXXI:2) : « [l’Homme est] une part de Dieu d’en haut » ; et les Commentateurs (cf. R. Shneur Zalman de Liadi, Liqqûê Amârîm II) de dire : « une part de Dieu mâmash (“palpablement, véritablement, littéralement”) ».

Bien entendu, cette réalisation du « Je suis Dieu » chez les mystiques est libératrice – c’est-à-dire qu’elle n’est pas vécue comme exclusive, ni comme un élément névrotique ou psychotique qui nécessiterait un traitement psychiatrique. Au contraire, elle est la prise de conscience que nous sommes tous Dieu – pas l’un plus que l’autre, pas moi plus que les autres. Tu n’es pas meilleur que ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience, et tu n’es qu’un de plus parmi les millions à qui Dieu S’est déjà dévoilé. Et cela est une grande joie, en plus d’être un grand facteur d’humilité.

Chez la personne réalisée, le doute sur l’existence de Dieu a évidemment disparu maintenant qu’elle L’a vu, qu’elle Le voit partout et à tout moment. Il n’y a que Lui : ce que voient ses yeux, c’est Lui ; ce qu’entendent ses oreilles, c’est Lui ; ce que touchent ses mains, c’est Lui ; etc. C’est une élévation de conscience qui la responsabilise vis-à-vis de ses engagements ici-bas. Maintenant, elle sait ce qu’elle fait, elle connaît intuitivement l’importance de ses actes et leurs conséquences. Avant, elle tirait juste en aveugle dans le noir en espérant toucher la cible, maintenant il y a assez de lumière pour pouvoir viser – en reprenant l’image connue de la flèche et de la cible. On peut aussi utiliser l’image de la personne qui marche dans l’obscurité en espérant être sur la bonne voie ; quand les nuages se déchirent pour laisser passer le soleil, alors elle sait où est le chemin.

Deux réalités coexistent à chaque moment, le Relatif (âs) et l’Absolu (Mo), comme le recto et le verso de la même feuille. L’expérience du mystique se situe au niveau de l’Absolu, elle est intime, et ineffable par définition (parce qu’au-delà du concept). À l’instar de cette image du professeur d’université faisant de grands discours très érudits sur l’amour, mais qui lui-même ne l’a jamais vécu – et de l’homme simple de la rue qui n’a jamais été à l’université, et qui est amoureux. Il ne peut certes pas décrire ce qu’il ressent, ni prouver au professeur qu’il est amoureux, mais il le sait et en est très heureux.

C’est parce que l’expérience de l’Ultime est ineffable par définition, transcendant tout concept, que le Séfer Yeîrâ (le Livre de la Création) nous met en garde (I:5) : « Suspends ta bouche de parler et ton cœur de penser. » Cette précaution est réitérée par Maïmonide (Mishné Tôrâ, Loi des Fondements de la Torah, IV:18) : « L’Œuvre du Chariot (Ma‘asé Merkâvâi.e. la Mystique), ne l’enseigne qu’à un seul disciple [à la fois], et ne lui transmets que les “têtes de chapitres (shê-ferâqîm)”. »

Ainsi, la tradition juive privilégie-t-elle l’expérience directe du Divin au discours théologique. Toute la littérature qabbalistique – malgré sa richesse – ne constitue donc en fait qu’un pense-bête hermétiquement codifié de paraboles, d’allusions et de métaphores symboliques, et n’est que la partie immergée de l’iceberg de la vie du mystique juif. De ce fait, on y trouve autant un propos apophatique – tel le Ên-sôf (litt. “l’Infini”, i.e. la Transcendance divine au-delà de Son auto-manifestation) – que cataphatique. 

L’expérience de l’Absolu est profondément transformatrice. Par exemple, le mystique réalisé appréhende la prière (le culte liturgique) d’une manière totalement différente. C’est le mystère, le message profond (dh en hébreu) de ce que nos Sages disent dans le Talmud (T. Berâkhôth 7a) : « Dieu, revêtu d’un alléth (châle) et de tefillîn (phylactères), prie chaque jour dans Sa synagogue. » Dieu prie qui ? À qui peut-Il s’adresser autrement qu’à Lui-même ? La prière devient un écho auto-résonnant – elle est belle en elle-même et par elle-même. Par celle-ci, l’être humain partage le dynamisme de la Création et pénètre dans le cœur du Monde. L’Homme, Dieu et la prière ne font qu’Un – pour paraphraser le Zohar (III, 73a) : « Dieu (Qudhshâ berîkh), la Tôrâ et Israël sont Un (adh) ». Le dévoilement divin se pare d’une dimension esthétique : c’est beau, tout est beau – cette beauté (du Créateur, de la création, de la créature) est un cadeau, une grâce divine.

Chez la personne réalisée, les effets secondaires du « tout devient divin » sont intéressants. Par exemple, dans les chansons, quand il est dit « je t’aime », elle entend « je T’aime ». Pour « je te cherche », elle entend « je Te cherche », etc. Une chanson d’amour anodine prend soudainement chez elle les accents les plus mystiques, et lui amène les larmes aux yeux dans une profonde extase. Elle se retrouve emplie d’un profond amour pour toutes les créatures ici-bas, et surtout pour ses sœurs et frères humains – même pour les pires représentants d’entre eux. Si certains individus agissent mal, sa compassion pour eux reste infinie – car leur nature est toujours pure et divine – tout en étant fortement révoltée par leurs actions condamnables et en les dénonçant. C’est ainsi qu’elle peut dire qu’elle « aime » les pires monstres sanguinaires de l’humanité (Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, etc.) – malgré toutes les horreurs incom-mensurables qu’ils ont commises – et qu’elle souffre que de belles âmes avec un tel potentiel de grandeur aient été prisonnières de tant de négativité et aient pu engendrer autant de douleurs dans le monde.

Gabriel HAGAÏ

Né en 1967, Gabriel HAGAÏ est un rabbin orthodoxe franco-israélien, conférencier, linguiste, philologue, paléographe-codicologue, médiateur, poète, calligraphe et chanteur. Formé à Jérusalem et à Boston, il est enseignant-chercheur et chargé de cours dans diverses universités et instituts supérieurs parisiens. Très investi dans le dialogue interreligieux, il est membre actif et conseiller de plusieurs associations françaises et internationales promouvant la paix. Il co-dirige depuis dix ans un ensemble judéo-musulman de musique arabo-andalouse appelé la Rose et l’Olivier, et co-anime récemment (avec le poète Khaled Roumo et la pasteure Mireille Akouala) un trio interspirituel de conférenciers appelé le Temps de la Miséricorde. Il est le lauréat 2019 de la Médaille d’Honneur Samaritaine pour des Réalisations Humanitaires. Père et grand-père, Gabriel Hagaï est également maître-initiateur dans une tradition mystique non-dualiste du judaïsme séfarade remontant jusqu’à Moïse. Il est co-auteur des ouvrages : « Rites – Fêtes et Célébrations de l’Humanité (dir. Thierry-Marie Courau et Henri de La Hougue) », Bayard, 2012 ; « L’Aventure de la Calligraphie (dir. Colette Poggi) », Bayard, 2014 ; « Espérer l’Inespéré – 15 Témoins pour Retrouver la Confiance (dir. Gersende de Villeneuve) », Saint-Léger Éditions, 2016 ; « La Laïcité aux Éclats (avec Ghaleb Bencheikh, Emmanuel Pisani et Catherine Kintzler – dir. Sabine Le Blanc) », Les Unpertinents, 2018 ; et « Il Padre Nostro e i Rotoli di Qumran nel Lavoro Scientifico di Jean Carmignac (avec Roberta Collu et Hervé-Élie Bokobza) », LEF, Florence, 2019.